Saison 1
Le dernier livre de Faïza Guene m'a fait beaucoup penser à un autre roman de sa bibliographie, "Un Homme, ça ne pleure pas", tout aussi réussi. Dans les deux oeuvres, un ingrédient que l'on retrouve très souvent chez cette autrice : des tranches de vie d'une famille d'immigrés algériens en France, et les questionnements des enfants nés sur le sol français. Mais si "Un Homme ça ne pleure pas" se focalise principalement sur un jeune homme qui se bat avec sa double identité, tandis qu'une de ses grandes soeurs prend l'ascenseur social au prix de la rupture avec sa famille, dans La Discrétion, le focus est sur la figure de la mère de famille, Yamina. Obligée de se faire toute petite pour mener une vie sans histoire dans un pays qui rejette sa culture, on ne soupçonne pas à quel point elle a traversé avec courage les années pendant lesquelles l'Algérie a lutté pour obtenir son indépendance. Faïza Guène s'attache justement à mettre en lumière cette histoire de liberté arrachée, en donnant aussi alternativement la parole à chacun des enfants de Yamina, bien conscients du leurre de la méritocratie. C'est juste, c'est drôle, ça réenchante les lieux dans lesquels je vis ou j'ai vécu, bref je ne suis jamais déçue par cette autrice.
Lolita, c'est l'histoire terrible d'une petite fille orpheline, Dolores Haze, qui à cause d'un concours de circonstance sinistre, tombe sous la coupe d'un pédophile, Humbert Humbert. Il l'entraîne au quatre coins des Etats Unis à la fin des années 40. J'avais peur de ce livre et en même temps j'étais curieuse de me faire mon propre avis après avoir entendu tellement de choses contradictoires dessus, certains lecteurs considérant que Lolila est une apologie de la pédophilie. Et bien pour moi il n'y a aucune ambiguïté : Nabokov réussit l'exploit de dénoncer clairement la pédocriminalité tout en racontant cette histoire du point de vue d'un pédophile abject qui nous fait subir ses délires et nous impose ses raisonnements absurdes et dangereux. Je l'ai lu avec mon regard de 2021, le livre donne une description complète des rouages de la suprématie masculine blanche et d'ailleurs bien que la question du racisme soit à peine abordée ( on croise quelques personnages noirs qui font partie du décor, il doit y avoir deux fois le n* word), je note que le sous titre de l'oeuvre dans la fausse préface imaginée par Nabokov est "Lolita, ou la confession d'un veuf de race blanche". La beauté de l'écriture est vraiment époustouflante, ce qui est très très perturbant; comme je l'ai entendu dans une revue sur booktube, "le beau côtoie l'hideux" et c'est justement ce qui est insoutenable. Car Humbert Humbert est le contraire du cliché pédophile : il attire la gente féminine, il est extrêmement cultivé, son humour est fin, il très observateur et il faut toujours rester attentif pour ne pas se laisser piéger par sa prose et voir les indices laissés ça et la pour montrer la détresse de Lolita mais aussi la sorte de résilience qu'elle parvient à développer. Dans la dernière édition de Folio la préface et la postface (un article publié par Nabokov au sujet de la réception du livre) sont très éclairants pour comprendre a quel point les critiques sont parfois a coté de la plaque et sur-interprètent tout, et aussi comment est né le mythe de la nymphette "aguicheuse", sur un complet contresens, donc. Et il y a encore en 2021 des descriptions du livre qui parlent "d'histoire d'amour impossible". Bref c'est une lecture vraiment marquante qui montre a quel point nous sommes tous imprégnés par la culture du viol. Moi, elle m’a poussé à m'interroger sur le rôle de la littérature.
On va dire que l'intérêt de ce petit livre est de donner quelques repères historiques et grands principes pour peu d'investissement en temps. Par contre, revers de la nécessité d'être très concis j'imagine, on s'éloignait parfois de la présentation factuelle des différents courants qui ont fait l'anarchie pour basculer, il me semble, sur une genre de manifeste... de l'auteur? Outre cela trop centré sur l'Occident, à part quelques mentions de l'Amérique du Sud et de la Corée, rien sur le Rojava? Rien sur l'Afrique? Inacceptable en 2021 les gars ( ah oui j'oubliais, le petit encart sur l'antiracisme politique est non seulement peu représentatif mais en plus il est classé dans la partie "dimension internationale" LOL)
Déconstruction plutôt intéressante et bien menée de l'hypocrisie de la bourgeoisie qui se dit de gauche, par quelqu'un qui semble maîtriser ses codes pour l'avoir cotoyée. Bégaudeau fait une proposition - non vérifiable- de mise en lumière de certains des rouages, habitudes, modes de pensée de ces gens nantis, militants parfois à leur insu du statut quo, et qui cherchent à oublier leur mauvaise conscience en s'interdisant de penser, ou plutôt en faisant semblant de penser. Bégaudeau le fait de façon assez fluide, sauf peut être dans les passages qui traitent de l'art et du cinéma, que j'ai trouvés un peu plus laborieux. L'utilisation du "tu" ne m'a pas dérangée, ni l'agressivité du texte. J'imagine qu'elle est proportionnelle au niveau d'apathie de ces gens sur lesquels tout glisse parce qu'ils sont protégés de la violence du réel. Bégaudeau aime les idées et les systèmes de pensée puissants et ne cesse d'appeler à relever le niveau des débats. L'idée que je retiens est qu'il faut arrêter d'avoir peur de la radicalité en soi : selon le problème à traiter, les solutions radicales sont peut être les plus raisonnables.
Je n'ai sans doute pas assez lu pour juger de la rareté ( ou non) des textes consacrés au décodage de la bourgeoisie. Par ailleurs seule une personne introduite dans ces milieux et disposée à en révéler les secrets peut réellement challenger les dires de Begaudeau. Cela dit c'est une sorte de témoignage de l'intérieur qui il me semble vaut la peine d'être lu. Plusieurs prises de position m'ont cependant posé problème dans cette diatribe:
- une désinvolture dérangeante face aux violences type inceste et aux drames intra familiaux que tout bourgeois qu'ils sont, ces gens peuvent subir;
- une exotisation assez dégueulasse des racisés et des homosexuels: bien qu'il cite la revendication de droit à l'indifférence des minorités, Bégaudeau semble considérer qu'elles lui "doivent" une interaction sous prétexte que lui ne leur serait pas indifférent ou ne chercherait pas à les assimiler.
- il parle plutôt positivement de féminisme mais verse parfois dans la mysogynie ( cf sa dénonciation du sentimentalisme bourgeois, de la transformation de son interlocuteur en "midinette"...)
- La thèse principale de Bégaudeau est que la première des déterminations est une détermination de classe, il ne se prononce pas sur la question du racisme, du sexisme et de l'homophobie dont ne sont pas certainement pas exempt les milieux bourgeois de gauche - aucun milieu n'en est exempt
- des tournures de phrases euphémisantes pour décrire les motivations des conservateurs de droite, et les conséquences mortifères de la politique de Trump. Se revendiquant de la gauche radicale, il n'était pas obligé de le faire pour rendre sa critique des "faux" progressistes plus percutante.
Enfin, la perversité avouée des intentions de Begaudeau n'a pas suffit à décrédibiliser à mes yeux l'ensemble de ses développements, mais tout de même, elle interroge. Il dit lui même qu'avoir raison et donc auto-glorifier sa propre pensée est le plus important. Quand quelqu'un écrit explicitement qu'il a fait sa propre autocritique - et non pas qu'il a "tenté" de le faire"- mon premier réflexe est la méfiance.
Edit : depuis l’écriture de cette note de lecture j’ai appris que Begaudeau était le beau fils de Nicolas Dupont Aignan. Je ne crois pas qu’il y ait de fumée sans feu.
Des passages vraiment saisissants sur l'apathie et le calme désespoir, le dégoût et le sentimentsd'impuissance dans une société qui ne voit en vous qu'un ventre ou une fée du logis. Mais les réflexions racistes, homophobes, validistes, grossophobes, classistes et j'en passe m'ont plusieurs fois sortie du récit. Il est remarquable qu'on n'en parle jamais lorsqu'on évoque - de nos jours - le soit disant génie de Sylvia Plath, figure de proue d'un certain féminisme. Je constatais encore hier dans une revue qu'elle était encore portée au nues par une féministe sud asiatique. Je n'ai lu que le titre de l'article, peut être le contenu était il plus critique.
La narratrice, Esther, est vraiment antipathique, en général cela ne me dérange pas de ressentir de la répulsion pour les personnages, et c'est une expérience interessante que de constater que quelqu'un dont vous ne partagez pas la vision du monde est capable de décrire avec justesse des sentiments qui résonnent, par contre clairement ça a faillit me mettre une bonne panne de lecture.
Une citation pour donner un aperçu des petites perles qu'on trouve dans ce roman : "Howard demanda à ses étudiants d'imaginer que la beauté n'était que le masque du pouvoir. De se figurer l'esthétisme comme langage raffiné de l'exclusion." Dans "De la Beauté" on suit les familles de deux professeurs rivaux et spécialistes du peintre Rembrandt: Howard, un anglais blanc de gauche, marié a une afro‑américaine, père de 3 enfants métisses, qui peine à se faire titulariser, et Monty, un Trinidadien Noir de droite dont les livres ont beaucoup de succès. Rien ne va plus quand ce dernier est invité à donner des conférences dans l'université où Howard enseigne. J'ai encore plus aimé ce livre et la virtuosité de Zadie Smith quand j'ai découvert que c'était la réinterprétation d' un classique de la littérature anglaise écrit en 1910 par Edward Forster, "Howards End" (voyez le clien d'oeil apparent sur le nom du personnage).Z adie Smith a rajouté la dimension raciale dans un roman classique qui traitait des dynamiques de pouvoir liées à la classe sociale et au genre.
"AfroTrans" est un ouvrage conçu par et pour les personnes noires et "trans" pour immortaliser un certain nombre de témoignages et d'expériences de vie et montrer à quel point leur hétérogénéité n'est non seulement pas un problème, mais doit être rendue visible. A travers ces textes de différentes formes ( poèmes, interviews, essai, fictions dont une m'a fait penser à Octavia Butler d'ailleurs), le livre montre comment les catégories de genres, d'ailleurs très souvent confondues avec l'orientation sexuelle, sont profondément marquées par une vision occidentale, blanche, moderniste, qui tronque et disqualifie. Il m'a aussi poussé à m'interroger en tant que femme cisgenre, sur les tendances voyeuristes, conscientes ou non conscientes des personnes non concernées par ces expériences. J'ai été particulièrement frappée par l'essai qui critique le concept de la beauté physique, "Polaroid Girl" d'Helene Beme.
Cette vision très enthousiasmante de la production collective de savoir multiforme , défendue par Michaela Danjé, est parfaitement illustrée par son essai "Je chante l'amour collectif" dans lequel elle fait coexister des extraits de documents historiques décrivant des personnes trans et/ou non binaire noires du point de vue biaisé des colons ( "les fragments") avec des réminiscences de ses propres expériences, le tout ponctués par des références musicales et poétiques.
Beaucoup de bruit autour de cet essai à cause de citations malhonnêtes visant à faire passer Alice Coffin pour une "caricature de militante", figure généralement brandie en totem par les ennemis politiques du féminisme. Il faut dire que l'adjectif militant(e) est presque devenu une insulte en tout cas un qualificatif qui discrédite. Alice Coffin est journaliste et déformais élue à la mairie de Paris. Elle s'est fait remarquer en étant l'une des seules à dénoncer la complaisance indécente de la mairie à l'égard de Christophe Girard, proche du pédophile Gabriel Matznev et lui même présumé prédateur sexuel. Son livre peut être vu comme une introduction trublionne à l'héritage des luttes menées par les lesbiennes, notamment en France, et dissèque les rouages du journalisme français, capable d'accoucher de groupes débiles et malfaisants du type La Ligue du Lol.
Un court essai assez clair et pédagogique qui analyse la façon dont les médias, les politiques et les universitaires se saisissent de la question de "la race" (et non "les races", l'utilisation du pluriel accréditant justement les thèses nauséabondes de mister Gobineau) en France, notamment depuis la mort de George Floyd aux Etats Unis et l'effervescence qui a suivi autour des actions du Comité Adama. On y voit exposée la mauvaise foi des fans des concepts d'"islamo-gauchisme" et "racialisme", constamment jetés à la tête de ceux qui essayent juste de poser le problème et de réfléchir aux interactions entre race, classe, genre, handicap... Les gars buvez de l'eau.
Meursault contre enquête a été présenté par l'éditeur et les médias comme une tentative de décolonisation de L'Etranger d'Albert Camus, roman dans lequel le personnage principal, Meursault, Français d'Algérie, assassine un "Arabe" qui ne sera jamais nommé, et ceci sans véritable raison. Et bien La promesse n'est pas tenue. Quelques formulations bien senties mais plus de recherche de joliesse que de fond, donc cela ne suffit pas a éviter l'ennui et le sentiment d'artificialité. Il s'agit moins d'humaniser l'Arabe sans nom que de construire "habilement" une trajectoire miroir de Meursault en la personne du narrateur, Haroun, frère de la victime Moussa, ceci sans remettre le moins du monde en cause l'admiration béate pour l'oeuvre de Camus. Où est la décolonisation littéraire promise lorsque c'est la langue du colonisateur, "bien vacant", qui semble être la seule voie de l'émancipation? Par ailleurs on sacrifie la crédibilité de l'intrigue pour pousser l'exercice de style jusqu'à l'extrême. Meursault et Haroun ont finalement la même philosophie de vie et s'enferrent dans le refus de "jouer" le jeu, sauf que la prose de Daoud est beaucoup plus prétentieuse. Pour ne rien gâcher, Haroun hait sa mère puis toutes les femmes, et tout est bon pour faire une métaphore crasse genrée au féminin ce qui finit par être fatigant. La deuxième partie du roman n'est pas inintéressante mais il me laisse tout de même un goût amer. Bref, surcôté.
A Bordeaux, après le triple infanticide commis par sa femme Marlyne, Gilles Principaux vient trouver une avocate qui peine à s'établir, Maitre Suzanne, pour qu'elle la défende. Celle ci croit reconnaître en lui l'adolescent qui a causé ses premiers émois lorsque petite, elle accompagna un jour sa mère femme de ménage chez des clients. J'ai trouvé ce roman vraiment excellent a tous les points de vues. Il est d'abord impressionnant de par la virtuosité avec laquelle Marie N'Diaye construit l'histoire, rapportée par Maitre Suzanne ( on ne connaitra jamais son prénom) et dont le mystère reste impénétrable jusqu'à la fin en raison de la défaillance de sa mémoire et de ses perceptions. La narratrice n'est pas fiable, et aucun autre des personnages. Qui ment? Qui sur-interprète ou minimise? Maitre Suzanne a t elle été agressée dans sa jeunesse? Etait-ce par Gilles Principaux? L'atmosphère oppressante créée par l'auteure et le fait que l'action se passe principalement dans l'espace domestique m'ont fait fortement penser à Chanson Douce de Leila Slimani, que j'avais aussi beaucoup aimé. Ensuite le style est à la fois froid, mais beau, d'une précision chirurgicale. On est enfermés dans l'esprit de Maitre Suzanne, un esprit brillant et perspicace sur les règles du jeu à suivre en société, mais pourtant paralysé par les incertitudes. Non moins insolite, la façon sont sont décrites à travers ses yeux les deux autres femmes importantes du roman, Marlyne et Sharon, la femme de ménage malgache de Maitre Principaux. Les questionnements qui sont mis sur la table m'ont aussi parfois fait penser à l'Etranger d'Albert Camus. Captivant.
Surveiller et Punir est pour moi un essai à conserver dans sa bibliothèque et à relire, surligner, commenter pour bien le digérer. L'écriture de Michel Foucault n'est pas forcément accessible mais il prend quand même le lecteur par la main pour l'emmener avec lui dans ses raisonnements, réexpose plusieurs fois les arguments en les présentant à chaque fois d'une manière un peu différente et à grand renfort d'exemples, d'extraits d'archives etc... pour que l'on comprenne ses hypothèses sur la formation de la société carcérale.
Je tente modestement un résumé qui j'espère ne trahit pas le propos de l'essai.
La Révolution française marque le basculement des supplices corporels insoutenables - conçus pour témoigner dans le plus grand des éclats de la puissance du monarque, directement bafoué dans sa personne par tout manquement à la loi - vers un système dans lequel chaque peine doit en théorie être proportionnée au délit commis. Si l'abandon du supplice et des procédures de jugement qui allaient avec a été principalement justifié par l'émergence d'un humanisme, d'un respect nouveau pour les droits de l'homme, selon Michel Foucault il s'agit d'abord et avant tout d'une reconfiguration du pouvoir de juger et de punir. Pré-révolution française, les abus et les conflits de pouvoirs sont trop fréquents et visibles, ce qui augmente notamment le risque de rébellion du peuple.
Il s'agit de rendre le pouvoir judiciaire beaucoup efficace, et cela suppose notamment de définir de façon beaucoup plus exhaustive tous les "illégalismes" pour pouvoir répertorier la punition correspondante. Avec le développement de la société capitaliste, et les innovations en terme de contrôle et de discipline qui sont inventées au sein des usines - (sans contrôle, de la qualité notamment, des pertes énormes sont à prévoir!), de l'armée et de l'école, c'est la prison qui s'impose comme technique principale de punition, alors que la privation de liberté, en modulant la durée de l'incarcération selon la gravité de l'infraction commise, n'était pas forcément envisagée par les juristes qui ont réfléchi au nouveau système judiciaire post Révolution. Michel Foucault cherche à démontrer que la prison, à la fois dans son organisation et dans sa configuration spatiale constitue une sorte d'optimum pour contrôler les individus, prétendre qu'on veut les amender pour leur bien alors que l'enjeu est plutôt de fabriquer et de contrôler une délinquance "au service" de la société et/ou du pouvoir en place.
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