Romans
Djinns, Seynabou Sonko
Fantaisie, légèreté et piraterie. Ce sont les trois mots qui me viennent à peine la dernière page du premier roman "Djinns" refermée. En une vingtaine de courts chapitres pleins d'impertinence et de douce amertume, Seynabou Sonko trace ces quelques semaines au cours desquelles deux amis d'enfance sénégalais échoués dans une banlieue française trouvent leur chemin vers l'apaisement et la liberté. L'occasion d'aborder quelque uns des sujets qui taraudent les jeunes personnes racisées stigmatisées aux marges des grandes métropoles hexagonales: harcèlement policier, racisme, précarité économique, sexualisation précoce. La narratrice, Penda, est une jeune orpheline en plein questionnement sur son identité de genre. Elevée par sa grand-mère Mami, guérisseuse initiée au Gabon, elle est destabilisée par sa "trop facile" acclimatation à la France. Son désalignement s'incarne dans son djinn, que Penda décrit jeune français blanc a l'aise partout. Le désespoir de son camarade Jimmy, métisse franco sénégalais abandonné par sa mère française, le plonge dans la psychose. A la suite d'une énième crise, il est embarqué par la police et jeté en hôpital psychiatrique. C'est sans compter Penda et Mami, qui feront tout pour le libérer de ses djinns malfaisants. Dans une approche similaire à Diaty Diallo, Sophia Aouine, ou encore Faïza Guene, Seynabou Sonko retranscrit le propre français de Penda, ponctuée d'expressions et d'emprunts aux langues arabes et wolof. De nombreuses phrases arracheront un sourires de reconnaissance attendrie à celleux qui ont les codes, une curiosité vorace aux journalistes et critiques de d'habitude, celleux au regard sociologisant et exotisant, là. Illustration sur France Inter :" Mami Pirate est guérisseuse et c’est sa petite fille, Penda, qui décroche. C’est comme ça que le livre commence et ce simple coup de fil est le détonateur d’une épopée, d’un conte initiatique et d’un récit de quartier". Qui est surpris.e ici?
L’idée d’écrire une évangile fictionnelle trottait apparemment dans la tête de Maryse Condé depuis quelques temps, selon ses propos rapportés par le Monde des Livres - dont la critique du livre est soit paresseuse, soit malhonnête. « Il y a longtemps, j’ai lu Caïn [Seuil, 2011], la relecture de la Bible de José Saramago. J’ai eu envie de faire comme lui, mais je n’ai pas osé. Après lui, J. M. Coetzee et Amélie Nothomb ont écrit des fictions qui sont des réécritures de la vie de Jésus. Donc, je me suis sentie libérée. Moi aussi j’avais le droit, j’étais libre d’exprimer mes pensées »
Sur le papier, l’exercice de style et les possibilités de détournement que cela offre sont intéressants. Le déplacement de la focale dans les Caraïbes et l’Amérique Latine aurait été par exemple l’occasion d’un développement sur les syncrétismes religieux qui s’y sont développés. Les références sont principalement puisées dans les grandes religions monothéistes, principalement le christianisme : le jardin d’Eden, la multiplication des pains ( au beurre :)), la cène, la trahison de judas qui dans cette version remaniée passe de syndicaliste à exploiteur capitaliste . Le résultat est assez décevant, bien loin du souffle d’un Ségou. Peut être est- ce la multiplication des situations et des personnages, qui empêche de passer du temps à développer leur psychologie. Ou bien l’émulation le phrasé des évangiles, qui aplanit l’écriture. L’intrigue est décousue, la naïveté du dénouement laisse peu de doute sur le fait que tout cela est faussement transgressif. Le discours sur le métissage interroge, le supposé féminisme est douteux. Du cheminement du personnage principal, Pascal, incarnation moderne du fils de dieu qui cherche à convertir les masses à la bonne « parole » du gauchisme, je retiens que les expériences collectives émancipatrices seront toujours viciées et que le seul moyen de changer le monde est de se précipiter dans une retraite douillette, préférentiellement dans un couple monogame.
Oui je vais être grandiloquente. Pas parceque c'est le deuxième roman antillais à décrocher le Goncourt, l'attribution de ce prix littéraire m'inspirant davantage de suspicion que de fierté chauvine. Plutôt parceque tourner la dernière page de ma vieille édition folio était un geste emprunt d'une certaine solennité, marqué par la conviction d'une étape franchie, d'un grand pas dans ma vie de lectrice pseudo martiniquaise. Texaco se mérite, s'y atteler se prépare. Mais la lecture sera généreuse pour celles et ceux qui sont patient.e.s. Je me souviens pourtant de l'avoir acheté sans grande conviction, certainement dans une démarche bien bancale d'auto-fétichisation ( "c'est un auteur martiniquais, je connais pas, ça va faire bien dans ma bibliothèque"). Je devais avoir 15 ans, et je trompais l'ennui en flânant à la Librairie Antillaise. Après avoir pris la poussière dans ma chambre d'enfant pendant une dizaine d'années, j'ai fini par le rapatrier dans mon appartement actuel. Quand je m'y suis finalement attaquée la première fois, j'ai senti que sa densité promettait de l'extraordinaire, mais je me suis essoufflée à un tiers du livre. La seconde fois était la bonne, sans doute parceque le souvenir de Solibo Magnifique était encore assez frais dans ma mémoire pour me replonger dans le style de Chamoiseau, et que j’avais eu le temps d’apprendre deux trois trucs nouveaux en créole. L'histoire de la Martinique est retracée par une narratrice, Marie Sophie Laborieux, fondatrice du quartier de Texaco, excroissance imprévue et non désirée de Fort de France. Dans une intrication complexe et fragile de cases, une vie de solidarité se déploie autour de fûts de gazole, au nez et à la barbe d'un beké importateur de carburants. L'existence des habitants ne peut qu'épouser le rythme et la géographie de la mangrove, rescapée à cet endroit, malgré la balafre des oléoducs. Là, l'écoulement du temps résiste à la frénésie propagée par l'En Ville. Et ce qui n'était qu'un nom tout ce qu'il y a de plus triste, ennuyeux, aride, à savoir le nom d'une compagnie pétrolière du Texas, se retrouve maintenant désigner un lieu gorgé de magie. L'urbaniste dépêché par la mairie pour raser définitivement le quartier le comprendra t-il? Pour le convaincre, Marie Sophie Laborieux lui raconte la vie de sa famille, de son grand père esclavisé, de son père témoin de l'abolition, chassé de St Pierre vers Fort de France par l'éruption de la Montagne Pelée, puis de son propre "hussle". A travers les petites et la grande histoire, on nous montre la progressive domestication de la nature. On voit la façon dont la domination consiste d'abord à imposer un mode d'organisation et d'occupation de l'espace. Le récit est tortueux, entrecoupé d'extraits de journaux intimes et de notes philosophiques à méditer.
“Quartier créole est une permission de la géographie. C’est pourquoi on dit Fond-ceci, Morne-cela, Ravine-ceci, Ravine-cela… C’est la forme la terre qui nomme le groupe des gens.”
Comme Marie Sophie, qui constate qu'elle trahit le discours de son père en l'écrivant dans ses nombreux cahiers, l'auteur s'invite explicitement dans les pages pour déplorer l'impossible transmission lorsque la Parole des aînés est couchée sur le papier. Certains passages sont hermétiques, d'autres percutants. Chamoiseau alterne entre impertinence, douceur, dérision. J'avoue être restée estébécouée.
Le dernier livre de Faïza Guene m'a fait beaucoup penser à un autre roman de sa bibliographie, "Un Homme, ça ne pleure pas", tout aussi réussi. Dans les deux oeuvres, un ingrédient que l'on retrouve très souvent chez cette autrice : des tranches de vie d'une famille d'immigrés algériens en France, et les questionnements des enfants nés sur le sol français. Mais si "Un Homme ça ne pleure pas" se focalise principalement sur un jeune homme qui se bat avec sa double identité, tandis qu'une de ses grandes soeurs prend l'ascenseur social au prix de la rupture avec sa famille, dans La Discrétion, le focus est sur la figure de la mère de famille, Yamina. Obligée de se faire toute petite pour mener une vie sans histoire dans un pays qui rejette sa culture, on ne soupçonne pas à quel point elle a traversé avec courage les années pendant lesquelles l'Algérie a lutté pour obtenir son indépendance. Faïza Guène s'attache justement à mettre en lumière cette histoire de liberté arrachée, en donnant aussi alternativement la parole à chacun des enfants de Yamina, bien conscients du leurre de la méritocratie. C'est juste, c'est drôle, ça réenchante les lieux dans lesquels je vis ou j'ai vécu, bref je ne suis jamais déçue par cette autrice.
J'ai pris ce court roman un peu au pif, à cause de la jolie couverture des éditions zulma et du contexte de l'intrigue, la ville de vienne au début du 20ème siècle. Je n'ai pas été déçue. J'ai beaucoup aimé le style de l'écriture (de la traduction) et l'auteur tisse un belle atmosphère, avec un petit twist de fin. C'est une sorte de thriller psychologique dans lequel on suit un héros de l'armée, amoureux d'une femme qui lui a préféré un acteur de théâtre. Celui se donne la mort un jour sans aucune explication, dans des circonstances qui reproduisent bizarrement de précédents suicides.
Lolita, c'est l'histoire terrible d'une petite fille orpheline, Dolores Haze, qui à cause d'un concours de circonstance sinistre, tombe sous la coupe d'un pédophile, Humbert Humbert. Il l'entraîne au quatre coins des Etats Unis à la fin des années 40. J'avais peur de ce livre et en même temps j'étais curieuse de me faire mon propre avis après avoir entendu tellement de choses contradictoires dessus, certains lecteurs considérant que Lolila est une apologie de la pédophilie. Et bien pour moi il n'y a aucune ambiguïté : Nabokov réussit l'exploit de dénoncer clairement la pédocriminalité tout en racontant cette histoire du point de vue d'un pédophile abject qui nous fait subir ses délires et nous impose ses raisonnements absurdes et dangereux. Je l'ai lu avec mon regard de 2021, le livre donne une description complète des rouages de la suprématie masculine blanche et d'ailleurs bien que la question du racisme soit à peine abordée ( on croise quelques personnages noirs qui font partie du décor, il doit y avoir deux fois le n* word), je note que le sous titre de l'oeuvre dans la fausse préface imaginée par Nabokov est "Lolita, ou la confession d'un veuf de race blanche". La beauté de l'écriture est vraiment époustouflante, ce qui est très très perturbant; comme je l'ai entendu dans une revue sur booktube, "le beau côtoie l'hideux" et c'est justement ce qui est insoutenable. Car Humbert Humbert est le contraire du cliché pédophile : il attire la gente féminine, il est extrêmement cultivé, son humour est fin, il très observateur et il faut toujours rester attentif pour ne pas se laisser piéger par sa prose et voir les indices laissés ça et la pour montrer la détresse de Lolita mais aussi la sorte de résilience qu'elle parvient à développer. Dans la dernière édition de Folio la préface et la postface (un article publié par Nabokov au sujet de la réception du livre) sont très éclairants pour comprendre a quel point les critiques sont parfois a coté de la plaque et sur-interprètent tout, et aussi comment est né le mythe de la nymphette "aguicheuse", sur un complet contresens, donc. Et il y a encore en 2021 des descriptions du livre qui parlent "d'histoire d'amour impossible". Bref c'est une lecture vraiment marquante qui montre a quel point nous sommes tous imprégnés par la culture du viol. Moi, elle m’a poussé à m'interroger sur le rôle de la littérature.
Des passages vraiment saisissants sur l'apathie et le calme désespoir, le dégoût et le sentimentsd'impuissance dans une société qui ne voit en vous qu'un ventre ou une fée du logis. Mais les réflexions racistes, homophobes, validistes, grossophobes, classistes et j'en passe m'ont plusieurs fois sortie du récit. Il est remarquable qu'on n'en parle jamais lorsqu'on évoque - de nos jours - le soit disant génie de Sylvia Plath, figure de proue d'un certain féminisme. Je constatais encore hier dans une revue qu'elle était encore portée au nues par une féministe sud asiatique. Je n'ai lu que le titre de l'article, peut être le contenu était il plus critique.
La narratrice, Esther, est vraiment antipathique, en général cela ne me dérange pas de ressentir de la répulsion pour les personnages, et c'est une expérience interessante que de constater que quelqu'un dont vous ne partagez pas la vision du monde est capable de décrire avec justesse des sentiments qui résonnent, par contre clairement ça a faillit me mettre une bonne panne de lecture.
Une citation pour donner un aperçu des petites perles qu'on trouve dans ce roman : "Howard demanda à ses étudiants d'imaginer que la beauté n'était que le masque du pouvoir. De se figurer l'esthétisme comme langage raffiné de l'exclusion." Dans "De la Beauté" on suit les familles de deux professeurs rivaux et spécialistes du peintre Rembrandt: Howard, un anglais blanc de gauche, marié a une afro‑américaine, père de 3 enfants métisses, qui peine à se faire titulariser, et Monty, un Trinidadien Noir de droite dont les livres ont beaucoup de succès. Rien ne va plus quand ce dernier est invité à donner des conférences dans l'université où Howard enseigne. J'ai encore plus aimé ce livre et la virtuosité de Zadie Smith quand j'ai découvert que c'était la réinterprétation d' un classique de la littérature anglaise écrit en 1910 par Edward Forster, "Howards End" (voyez le clien d'oeil apparent sur le nom du personnage).Z adie Smith a rajouté la dimension raciale dans un roman classique qui traitait des dynamiques de pouvoir liées à la classe sociale et au genre.
Meursault contre enquête a été présenté par l'éditeur et les médias comme une tentative de décolonisation de L'Etranger d'Albert Camus, roman dans lequel le personnage principal, Meursault, Français d'Algérie, assassine un "Arabe" qui ne sera jamais nommé, et ceci sans véritable raison. Et bien La promesse n'est pas tenue. Quelques formulations bien senties mais plus de recherche de joliesse que de fond, donc cela ne suffit pas a éviter l'ennui et le sentiment d'artificialité. Il s'agit moins d'humaniser l'Arabe sans nom que de construire "habilement" une trajectoire miroir de Meursault en la personne du narrateur, Haroun, frère de la victime Moussa, ceci sans remettre le moins du monde en cause l'admiration béate pour l'oeuvre de Camus. Où est la décolonisation littéraire promise lorsque c'est la langue du colonisateur, "bien vacant", qui semble être la seule voie de l'émancipation? Par ailleurs on sacrifie la crédibilité de l'intrigue pour pousser l'exercice de style jusqu'à l'extrême. Meursault et Haroun ont finalement la même philosophie de vie et s'enferrent dans le refus de "jouer" le jeu, sauf que la prose de Daoud est beaucoup plus prétentieuse. Pour ne rien gâcher, Haroun hait sa mère puis toutes les femmes, et tout est bon pour faire une métaphore crasse genrée au féminin ce qui finit par être fatigant. La deuxième partie du roman n'est pas inintéressante mais il me laisse tout de même un goût amer. Bref, surcôté.
Confrontée à la pauvreté, à la souffrance, à la bigoterie de ses collègues et à sa propre impuissance, Masecheba redoute quasiment tous les jours de se rendre à l'hôpital dans lequel elle fait son internat. Très pieuse, elle est rongée par la culpabilité face à son apathie, ce mécanisme de défense qu'elle s'est forgée depuis son enfance pour supporter son endométriose et qui fait une bien pratique carapace quand il faut dire à quelqu'un qu'un proche va mourrir. Le jour ou elle décide finalement de sortir de sa torpeur et de s'impliquer, sa vie prend une tournure tellement dramatique qu'elle en vient a questionner sa foi." Règles douloureuses" donne le point de vue d'une jeune femme noire sur la société sud africaine des années 2010 - qui me semble loin des idéaux de Nelson Mandela, sans que je connaisse beaucoup le personnage - et interroge sur les mécanismes complexes, conscients ou inconscients , qui engendrent et entretiennent la haine de l'autre. Le roman se lit très bien d'un trait, l'écriture est simple et efficace, en tout cas suffisante pour faire passer le message.
Comme Virginie Despentes le confiait à Augustin Trapenard dans son émission littéraire 21 cm, elle a été grandement influencée par le roman du 19ème siècle et cette façon de jongler avec une galerie de personnages. Ici, la fugue d'une adolescente issue d'une famille bourgeoise est l'occasion de développer en détail la psychologie détraquée des personnes qui ont croisé sa route. Au centre du récit, le duo de femmes qui la cherchent, quarantenaires que tout oppose, l'une introvertie et mal dans sa peau, l'autre, lesbienne bourreau des coeurs dotée d'une capacité phénoménale a décrypter l'humain. Pour un portait au vitriol d'une notre société où les échelles de valeurs sont inversée set seuls les marginaux sont encore clairvoyants, c'est par ici. La fin: deux claques dans ta tête.
Une illustration du phénomène des bullshit jobs pointés par David Graeber dans une fiction japonaise teintée de fantastique. Etrange et un peu destabilisant au niveau de la construction des dialogues, il faut être très attentif aux guillemets car on saute d'un espace temps à l'autre sans prévenir.
Dans ce roman de 2011 (traduit en 2020 en français !!), Tayari Jones donne la parole à deux demi soeurs afro-américaines adolescentes qui partagent le même père, illégalement bigame. Dana, la fille "illégitime" s'exprime dans la première partie du livre, tandis que Chaurisse, la fille officielle, donne sa version des faits dans la seconde. Chaurisse ignore la double vie de son père alors que Dana a toujours été au courant. A travers leur point de vue et l'histoire de ce père médiocre, Tayari Jones fait ressortir tous les indices révélateurs de la domination masculine : la mise en compétition des femmes malgré elles, l'absence de prise en compte du consentement, les violences conjugales, la dictature des codes de beauté et l'évaluation de la valeur des femmes à l'aune de ce seul critère, les mères piliers de la vie de famille.... C'est très bien mené, la psychologie des personnages féminins est réaliste et intéressante, et l'auteur nous mets face à nos propres contradictions en introduisant le point de vue de Chaurisse après que nous nous soyons attaché.es à Dana. Chaudement recommandé.
L'une des forces de Fatou Dioume c'est bien son humour cinglant et son impertinence. La Préférence Nationale, sa première publication, rassemble 6 nouvelles. Les deux premières se passent au Sénégal, les 4 autres décrivent des tranches de vie de la même jeune femme sénégalaise à Strasbourg, qui est l'alter égo de Fatou Diome elle même. Le recueil se lit très vite et vous arrachera quelques sourires horrifiés, notamment les passages au vitriol qui décrivent le racisme crasse des familles qui ont apparemment employé Fatou Diome en temps que femme de ménage. Extrait: "J'affirme que toute l'étude de Freud sur l'être humain est approximative, car il s'adressait à des gens persuadés de son intelligence; or l'homme social ne se livre totalement que lorsqu'il vous croit incapable de réfléchir et de le juger. Si Freud, armé de son savoir, avait adopté la livrée en société, il aurait plus et mieux appris sur la nature humaine". J'ai préféré les deux autres romans de Fatou Diome que j'ai pu lire, "Celles qui attendent" et "Inassouvies nos vies", dans lesquels je trouve le dosage de l'ironie beaucoup plus équilibré, et qui permettent aussi à l'auteure de déployer son talent plus en profondeur puisqu'il ne s'agit pas de courtes nouvelles. Mais cela vaut le coup de se pencher sur ce recueil qui donne un bon aperçu de son style. Il permet aussi de mesurer la progression de son art, et d'intuiter à quel point il est difficile d'écrire!!!
A Bordeaux, après le triple infanticide commis par sa femme Marlyne, Gilles Principaux vient trouver une avocate qui peine à s'établir, Maitre Suzanne, pour qu'elle la défende. Celle ci croit reconnaître en lui l'adolescent qui a causé ses premiers émois lorsque petite, elle accompagna un jour sa mère femme de ménage chez des clients. J'ai trouvé ce roman vraiment excellent a tous les points de vues. Il est d'abord impressionnant de par la virtuosité avec laquelle Marie N'Diaye construit l'histoire, rapportée par Maitre Suzanne ( on ne connaitra jamais son prénom) et dont le mystère reste impénétrable jusqu'à la fin en raison de la défaillance de sa mémoire et de ses perceptions. La narratrice n'est pas fiable, et aucun autre des personnages. Qui ment? Qui sur-interprète ou minimise? Maitre Suzanne a t elle été agressée dans sa jeunesse? Etait-ce par Gilles Principaux? L'atmosphère oppressante créée par l'auteure et le fait que l'action se passe principalement dans l'espace domestique m'ont fait fortement penser à Chanson Douce de Leila Slimani, que j'avais aussi beaucoup aimé. Ensuite le style est à la fois froid, mais beau, d'une précision chirurgicale. On est enfermés dans l'esprit de Maitre Suzanne, un esprit brillant et perspicace sur les règles du jeu à suivre en société, mais pourtant paralysé par les incertitudes. Non moins insolite, la façon sont sont décrites à travers ses yeux les deux autres femmes importantes du roman, Marlyne et Sharon, la femme de ménage malgache de Maitre Principaux. Les questionnements qui sont mis sur la table m'ont aussi parfois fait penser à l'Etranger d'Albert Camus. Captivant.
Ma bibliothèque l'avait proposé comme sélection des livres à lire l’été 2021 , donc je me suis dit, pourquoi pas recommencer à explorer l'oeuvre de la mythique Toni Morisson en suivant l'ordre chronologique de ses romans. L'Oeil le plus bleu est donc son premier livre, rédigé alors qu'elle était encore éditrice pour Random House et qu'elle venait de divorcer, se retrouvant seule avec deux enfants. Un moyen de combler sa solitude, tout en créant le livre qu'elle n'avait jusqu'ici jamais pu lire, c'est à dire qui mettrait au centre l'expérience et la vision du monde de femmes et fillettes noires sans les caricaturer. Ici on suit principalement Pecola Breedlove et ses deux camarades Frieda et Claudia MacTeer, qui toutes trois issues de la classe ouvrière noire pauvre dans les années 40, ont des visions radicalement différentes de leurs identités. Frieda et Claudia ont certes la vie rude et une maman aigrie par les difficultés, mais sont parvenues a construire leur estime de soi, tandis que Pecola, rejetée et violentée par tous, ne rêve que d'une chose : avoir les yeux bleus comme les petites filles blanches. Déchirant, brillant et dérangeant, assez pour que des Républicains aient plusieurs fois tenté ( et réussi dans certaines écoles) de l'interdire.
Heureusement que la bibliothèque municipale de Bobigny fait des sélections de nouveautés intéressantes parce que ce livre n'a il me semble bénéficié d'aucune communication de la part des éditions l'Harmattan, et je n'ai trouvé aucune interview de l'auteur. C'est bien dommage parce que même si ce roman ne fera sans doute pas l'unanimité,il mérite d'être lu et qu'on débatte de sa signification.Les Amazones de Sangomar raconte l'histoire du soulèvement des "mbindanes", les femmes domestiques du pays fictif de Sangomar (pour lequel l'auteur a emprunté certains lieux existants au Sénégal). Depuis leur refuge baptisé "la Cour des Bannies", les mbindanes décident de faire grève puis de se retirer de la société à la suite du meurtre de deux des leurs. La disparition soudaine de ces petites mains souspayées et soumises a toutes sortes d'agressions met le pays sans dessus dessous et fait la démonstration que c'est leur domination et leur exploitation qui forme le pilier de cette démocratie factice, qui se veut bonne élève dans l'application des droits de l'homme pour contenter l'oeil occidental. Le roman se présente sous la forme d'une satire avec certains personnages et situations caricaturées à l'extrême. C'est aussi un genre de fable philosophique, dans laquelle un groupe de femmes en non mixité réfléchit l'utopie qu'elle souhaite voir advenir et est traversé par des contradictions interne sur leur conception du féminisme. Il est question de transmission intergénérationnelle, de confrontation entre l'amour à l'occidentale et l'amour à l'africaine, d'injustice sociale. On pourra quand même regretter que la totalité des intellectuels cités soient des hommes européens.
Depuis que j'ai vu the Imitation Game le personnage d'Alan Turing m'intrigue, ce qui m'a donné envie d'ouvrir ce livre. Il ne s'agit pas d'une biographie mais d'une fiction qui débute après la mort du mathématicien. L'auteur prend le temps de développer la psychologie des personnages, même des personnages secondaires. On apprend tout un tas de concepts et d'anecdotes sur les maths, la logique, le communisme et le rapport à l'homosexualité pendant et après la seconde guerre mondiale. Les toutes premières pages pourraient sembler laborieuses mais on passe vite un cap pour s'adapter au rythme de l'histoire et au cheminement du personnage principal, un jeune inspecteur las de sa vie étriquée et bourrée de frustrations, conditionné pour être homophobe, mais fasciné par Alan Turing.
Je ne pouvais qu'être emplie d'admiration devant la virtuosité de Zweig qui, partant du prétexte d'une situation assez banale, un adultère, offre une dissection du mécanisme de la peur, avec une montée en tension digne des meilleurs thrillers. Egratignant au passage les moeurs de la bourgeoisie viennoise, il montre aussi une peur systémique, cette crainte consciente ou inconsciente de représailles des classes populaires. Pendant la lecture, je me demandais s'il s'agissait là d'une fable moralisatrice, bâtie sur la figure d'une Eve originellement pécheresse, et destinée à rappeler aux femmes qu'elles doivent rester à leur place: si leur comportement s'éloigne du droit chemin - fidélité, dévouement inconditionnel envers les enfants, retenue, grâce et discrétion en toutes circonstances - l'inévitable torture intérieure causée par le non respect des conventions et l'atteinte possible à leur réputation sera assurément la pire des punitions, quelque soient les conséquences réelles de leurs actes par ailleurs. A vrai dire je ne suis pas vraiment fixée. La chute me laisse surtout l'impression d'une critique de la frivolité et de l'insouciance des femmes riches, tandis que les hommes (riches ou pauvres) seraient eux du côté du dévouement, du véritable romantisme et de la magnanimité.
Ce livre faisant partie des classiques de la littérature qui sont le plus plébiscités sur le sujet du racisme aux Etats Unis, il fallait que je le lise. Une fillette garçon manqué, Scout, raconte trois années de son enfance dans une petite ville de l'Alabama et notamment le procès intenté à un ouvrier noir, Tom Robinson, injustement accusé d'avoir violé une femme blanche. Tom Robinson est défendu par le père de Scout, Atticus Finch.
Je pense que si on aborde cet ouvrage après avoir lu quelques oeuvres écrites par des auteurs afrodescendants, on voit assez vite le côté sauveur blanc, "white savior", de l'avocat Atticus Finch. Ce trait est renforcé par le fait que le narrateur est sa propre fille, qui est jeune et qui le voit forcément comme un héros parce que c'est son père et qu'il élève Scout et son frère seul. C'est vrai également que les personnages noirs sont très peu nombreux et que l'auteur ne leur donne pas l'opportunité de montrer qu'ils prennent leur destin en main, sauf peut être à l'occasion une scène de quête dans l'église noire de la ville pour aider la famille de l'accusé : mais la communauté noire y est finalement dépeinte de façon pas très positive vu que le prêtre force un peu la main aux fidèles pour récolter suffisamment d'argent. Aussi, même si le livre démontre habilement comme il est difficile pour les habitants blancs de se mettre à la place des noirs, combien leur justification pour ne pas les considérer comme des être humains sont infondées, je peux comprendre que sa lecture soit frustrante puisqu'encore une fois les premiers concernés n'ont pas la parole. Raison pour laquelle on peut s'interroger sur le fait que le livre soit apparemment le plus lu sur le sujet du racisme aux Etats Unis. Il est remarquable que cette oeuvre ait été écrite par une femme et publiée en 1960, mais est elle aussi révolutionnaire, subversive et courageuse que la Chambre de Giovanni, publiée en 1956 par un écrivain gay noir -James Baldwin - qui aborde le sujet l'homosexualité en imaginant uniquement des personnages blancs?
A mon avis la véritable force du roman n'était pas vraiment la dénonciation des discriminations envers les noirs en tant que telle. D'ailleurs la place que prend l'histoire du procès est relativement limitée dans le roman par rapport à d'autres évènements.
C'est plutôt la façon dont l'autocritique de la mentalité des habitants de cette petite ville du Sud, très chrétienne et durement touchée par la grande dépression, est distillée dans les réflexions faussement naïves de Scout, ou de son frère. Ceci sans trop manichéisme et ou de simplification et en abordant pas mal de sujets, toujours avec humour. C'est à dire que Scout peut à la fois dénoncer la façon dont les femmes qui l'entourent reproduisent les mécanismes de domination masculine, ou alors l'apathie des citadins devant la pauvreté des campagnes, tout en tenant des propos racistes. Son frère dénonce le racisme mais se moque du handicap et se demande si le viol devrait vraiment être considéré comme un crime...
Etrange plongée dans l'esprit à la fois perspicace et dérangé d'un écrivain américain en pleine crise existentielle, et frappé du syndrome de la page blanche. Espérant se remotiver en acceptant de faire une résidence à Berlin dans un centre de recherche aux méthodes insolites, il se retrouve plongé malgré lui dans une spirale de doute, alimentée par une exposition malencontreuse avec des thèses d'extrême-droite qu'il a du mal a réfuter. Le monologue intérieur du protagoniste dont on ne connaitra jamais le nom est réaliste, dérangeant, et nous permet d'être témoin d'un exercice d'introspection douloureux qui tourne mal.
Un court recueil qui rassemble des nouvelles que Roxane Gay a fait précédemment paraître dans divers magazines et anthologies. Des petites histoires douce amères, parfois drôles, parfois cruelles, qui mettent en scène avec habileté et surtout sincérité des membres de la communauté haïtienne, vivant sur l'île ou exilés aux Etats Unis. Une des nouvelles ressemble fortement à une version alternative de son roman Treize Jours, qui relate le calvaire d'une femme haïtienne mariée à un américain blanc, enlevée et violée contre rançon. Une autre évoque le massacre de 20 000 haïtiens en 1937, le long d'un rivière rebaptisée depuis la Rivière du Massacre, après la décision du président de la République dominicaine d'éliminer physiquement les Haïtiens travaillant dans les plantations du pays. Roxane Gay prend à contre pied le "poverty porn" qu'adorent les médias occidentaux lorsqu'ils parlent de ce pays en donnant l'épaisseur qu'ils méritent aux personnages. A noter aussi, deux nouvelles érotiques, surprenantes et fort bien exécutées.
Le Pouvoir est un bon choix de lecture d'été, plutôt rafraichissant lorsque l'on lit peu d'oeuvres à suspense. Naomi Alderman, qui se réclame d'auteures de science fiction comme Margaret Atwood ou Octavia Butler, esquisse une dimension "parallèle" aux alentours des années 2010, dans laquelle le développement inattendu d'un muscle permettant à quasiment toutes les femmes de générer un courant électrique meurtrier renverse la marche du monde. Le roman donne alternativement les points de vues d'une jeune cheffe religieuse, d'une politicienne chevronnée, d'une trafiquante de drogue anglaise, toutes les trois investies de ce nouveau pouvoir, et d'un journaliste nigérian qui rend compte de l'avènement d'un matriarcat violent partout sur Terre.
S'agissant de la forme, malgré le bons coups de pubs dont a bénéficié le livre (il était notamment parmi les must read de Barack Obama en 2017), des lecteurs anglophones se sont plaints soit du style d'écriture, soit d'un mélange des genres peu convaincant entre young adult, fiction historique et thriller. En plus des multiples changements de perspectives, Naomi Alderman utilise effectivement plusieurs procédés pour un résultat trop lourdingue au goût de certains : des chapitres courts, un compte à rebours sur dix ans qui va en s'accélérant, l'insertion de résultats de fouilles archéologiques et d'archives internet fictives. Peut être la traduction et l'édition française on- t- elles permis de rendre tout cela plus digeste? En tout cas pour ma part j'ai trouvé que le développement des différents personnages est assez équilibré - sauf celui de la politicienne qui disparait quasiment aux 3 quarts du livre, et que les artifices cités plus haut font le job.
Contrairement à la fiche wikipédia du livre, on n'est pas vraiment dans une dystopie. Convaincue que sur le plan de la moralité et des traits de caractère, il n'y a pas de distinction entre hommes et femmes, Naomi Alderman décrit des relations interpersonnelles, des mouvements de groupe, des coups politiques en fait très peu différents de ceux du monde que l'on connait, les rôles sont simplements intervertis, une tactique comparable à celle qu'utilise Mallory Blackman dans "Entre Chiens et Loups" - qui met en scène une suprématie noire, ou même George Orwell dans la Ferme des Animaux. Le livre a d'ailleurs gagné le prix de la Fondation Orwell en 2017...
Cette inversion permet d'exposer explicitement beaucoup des rouages des inégalités de genre à ceux qui se seraient terrés dans une grotte depuis l'émergence du mouvement "Me Too". Pour les autres, le retournement des phénomènes de mansrupting, d'autocensure, d'hypersexualisation, de pillage intellectuel qui finissent par cheviller la peur au corps des hommes de cet univers fictionnel sera facilement identifiable. Au risque de donner l'impression d' un excès de "wokeness" de façade. Surtout que la prise de pouvoir des femmes est rendue possible par un avantage physique: on peut en déduire que pour Naomi Alderman la domination des femmes s'explique par nature physique plus faible, le type d'argument scientifique rejeté par de nombreux courants féministes. Par ailleurs on peut aussi s'interroger sur le traitement du racisme, a peine effleuré dans un livre qui dissèque les formes d'inégalités, alors que deux personnages principaux sont non blancs. Péché de colorblindness?
En fait, la bonne idée du roman est de se centrer sur la dynamique du pouvoir, sur les formes qu'il prend, sur ce qu'il fait aux gens qui en détiennent ou risquent d'en perdre. Le message: la concentration du pouvoir est inéluctable, l'humain ne sait pas fonctionner sans rapport dominant-dominé. Pessimiste et très occidentalo-centré? A noter aussi, le jeu de mot sur le terme "power", qui veut à la fois dire pouvoir et électricité en anglais, mais aussi le parallèle entre des écrits religieux qui décrivent le pouvoir comme un arbre aux ramifications infinies et les cicatrices en forme de branchage laissées sur les blessés.
Du côté des défauts, au niveau du déroulement temporel, l'intrigue n'est pas complètement réaliste ( dans les années 2010 aurions nous encore 5000 ans d'histoire humaine devant nous?) et la chute tombe un peu à plat.
Dans le style d'écriture, la construction et le focus sur les différents personnages, il est clair que Queenie a largement emprunté aux codes de "la chick lit", d'où la comparaison un peu facile avec Bridget Jones. Si on le lit comme "une parodie" de chick lit, je trouve que c'est pas mal. Par contre les thématiques abordées ne sont pas vraiment compatibles avec l'idée d'une "lecture de plage" : la santé mentale, l'hypersexualisation des femmes noires, le racisme au sein des couples mixtes, les violences intra familiales. Certains passages sont très éprouvants à lire tant la violence physique et psychologique que subit la narratrice est insoutenable et minimisée, par elle autant que ceux qui l'entourent. J'ai lu des revues qui pointaient les problèmes de la stratégie marketing autour du livre et du décalage par rapport à son contenu: en gros tout est fait pour appater les femmes noires et reprendre les codes qui vont les attirer - le choix de couverture avec des patras n'est pas anodin - alors que l'apport en terme de contenu est faible et comparaison d'autres romans type Americanah qui est justement cité en comparaison par l'éditeur. On saupoudre une peu de black lives matter par ci par là entre deux scènes de sexe violent sans développer la partie engagement politique dans la personnalité de Queenie, ce qui donne un côté bancal. Il y a aussi certains clichés sur la famille caribbéenne, notamment le personnage poto mitan de la grand mère de Queenie, mais personnellement j'ai quand même ri et ai constaté quelques similitudes avec ce que j'ai pu observer dans la vie réelle. En résumé, une lecture pas complètement désagréable mais pas indispensable, et les trigger warning ne sont pas assez présents dans la communication autour du livre.
Stella et Desirée, deux jumelles noires et très claires de peau, élevées dans une petite ville où tous les habitants partagent cette carnation. Elles fuient ensemble cette vie étriquée, mais leur chemins se séparent lorsque Stella, prise par erreur pour une femme blanche, se voit proposer un poste de secrétaire.
La construction de ce roman choral est très ingénieuse. En partant de la gémellité de Stella et Désirée, un jeu de miroir se déploie entre les différents personnages, dont on peut considérer que l'un est le double de l'autre. Le découpage temporel de l'histoire, surprenant, permet une bonne gestion du suspense. Tout cela au service d'une réflexion originale sur l'identité, avec en toile de fond l'absurdité du colorisme. L'identité se découvre t-elle? Peut on la construire à partir de rien?
"The Vanishing Half", est une œuvre puissante. On ne félicite pas l'éditeur français, qui choisit un graphisme moche pour la couverture!
La démarche artistique est extrêmement intéressante : développer une fiction autour d'un mythe créé par un groupe techno, Drexciya, et repris par le groupe hip hop the clipping dans le cadre d'une commande pour un programme d'une radio publique de Chicago dédié à l'afrofuturisme. Selon ce mythe, les femmes africaines enceintes déportées lors de la traite transatlantique et jetées par dessus bord auraient donné naissance à des créatures mi humaines mi poisson. Par contre le résultat est décevant. L'histoire tourne en rond et le traitement du genre et de la sexualité m'a semblé très caricatural.
C'est toujours un plaisir de retrouver la plume puissante de Maryse Condé. Une saison à Rihata (1981), court roman qui se passe dans un pays fictif d'Afrique "libéré" de son colonisateur mais étouffé par une dictature maquillée, est un condensé des thématiques qui lui sont chères : déclassement bourgeois, passions contrariées, effet du pouvoir sur les hommes, tensions entres traditions et occidentalisation forcée. Un musicien m'a arrêtée alors que je lisais le roman dans le métro pour me dire à quel point il aimait Maryse Condé. Oui c'est du lourd, comme toujours.
Une réflexion sur le perfectionnisme ennemi de l'art et sur la fougue des jeunes artistes extrêmement sagace. Une super bonne surprise.
Un roman épistolaire qui mérite sa réputation, il y a pas mal d'idées et de réflexions qui restent d'actualité aujourd'hui: la difficulté de rentrer en soi même pour créer une œuvre véritablement originale et sincère, le piège du besoin de reconnaissance, le défi de l'équilibre financier, le carcan des conventions… Cette édition contient aussi des lettres adressées par Rilke à sa maitresse, son beau frère et sa femme, écrites à la même époque que sa correspondance avec le jeune poète Kappus. Il y évoque notamment son processus de création et de celui de Rodin. C'est intéressant de voir à quel point il est lui même angoissé et peine à appliquer les conseils qu'il donne. Sinon dommage quand même que Rilke considère la musique comme un "sous" art...
Chine, années 30. Alors que le Japon contrôle déjà la Mandchourie et menace d'envahir le reste du territoire, une jeune fille de la petite bourgeoisie mandchoue bat tous ses adversaires au jeu de go, sur la place principale de sa ville, les Milles Vents. Pendant ce temps un jeune militaire japonais quitte son île pour mater les résistants chinois sur place. Torture, perversion, violence de la guerre, triangles amoureux le tout en une cinquantaine de chapitres de quelques pages qui donnent alternativement la parole a la jeune chinoise ou au militaire japonais. Les deux finissent pas se croiser et la fin est assez inoubliable. Spoiler: ça finit pas bien...
Gloria Naylor ( 25 janvier 1950 – 28 septembre , 2016) est une autrice afro américaine dont on ne parle pas assez en France... Difficile de se faire une place entre les monuments que sont Toni Morrison et Alice Walker je suppose. Les Femmes de Brewster Place, son premier roman, est le seul traduit en français. Dans les années 70, la vie de plusieurs femmes noires s'entremêlent dans d'un quartier relégué. Le désir, la maternité, l'agisme, l'homesexualité, les mécaniques de la domination y sont abordées avec beaucoup de finesse et la psychologie des personnages, très bien développée, les rend extrêmement attachants.
Un très bon moment de lecture. La Parabole du Semeur, écrit en 1993, est une dystopie qui m'a agréablement surprise pour trois raisons: la criante actualité de son propos - avec la description des effets sur la société américaine du changement climatique, la mise en scène d'un personnage principal femme, noire très cultivé, déterminée et à l'aise avec sa sexualité malgré sa jeunesse, et le thème central de la spiritualité. Le roman se présente sous la forme du journal intime de Lauren, habitante d'une petite communauté chrétienne baptiste californienne qui tente de survivre à l'extrême pauvreté et la violence qui se sont abattus sur ce qu'il reste des Etats Unis. On est en 2024 et la société s'est effondrée avec le réchauffement climatique: les véhicules ont quasiment disparu, l'Etat de droit n'existe plus, les entreprises étrangères achètent des villes américaines et rétablissent l'esclavage, on investit un paquet dans les programmes d'exploration spatiale pour trouver une nouvelle planète a habiter, les chiens ne sont plus domestiqués et sont devenus des prédateurs. Atteinte d'empathie, Lauren ressent dans son propre corps la douleur physique des autres à cause de la drogue que prenait sa mère, morte en couche. Lauren ne croit pas au Dieu chrétien et développe sa propre religion, dont les passages du livre fondateur, la "Semence de la Terre", ponctuent chaque chapitre. Puis un jour elle est obligée de fuir, prend la route à pied et fédère autour d'elle plusieurs compagnons de voyage qu'elle espère convertir à sa nouvelle foi. Ce livre est un page turner qui aborde une multitude de sujets: racisme, critique du capitalisme, importance de l'histoire et de la lecture, effets de inégalités, drogue, immigration...Le monde décrit est assez réaliste et on se dit à la dernière page que si ce n'est pas maintenant qu'on réduit toutes les formes d'inégalités - alors qu'on est encore dans une société d'abondance, alors on ne le fera jamais. Quand il n'y aura plus assez d'eau pour tout le monde et que seuls quelques privilégiés pourront encore s'habiller décemment, arrivera t-on a empêcher le déferlement de la haine et la suprématie de la loi du plus fort?
"La vérité s'avance toujours seule et fragile, toujours attaquée par milles ennemis. Le mensonge au contraire a beaucoup d'auxiliaires". Ma première lecture de cette ouvrage était imposée à l'école et je doute qu'à l'époque j'ai été en position de saisir son propos, très riche - on parle de religion, d'art, d'économie, d'humour, de politique, de logique... . J'ai adoré cette relecture. Captivée par le catalogue de stratégies de rhétorique qui est déroulé par les personnages, j'étais aussi agacée que si j'étais forcée d'écouter quelqu'un développer une argumentation bancale sans pouvoir lui répondre. Nous sommes en 1550. Charlequin, qui n'a semble t-il jamais été tout à fait à l'aise avec le massacre et la mise en esclavage des Indiens, veut que l'autorité religieuse décide s'ils sont des hommes ou non. Sepulveda, un philosophe expert en rhétorique qui veut publier un livre dans lequel il démontre en quoi la conquête espagnole du Nouveau Monde et les exactions associées seraient légitimes, donne à la couronne d'Espagne un prétexte. Un débat arbitré par un cardinal à Valladolid opposera Sepulveda au frère dominicain Las Casas, acquis à la cause des Indiens pour avoir vécu de longues années en Amérique centrale et du Sud. A l'issue des discussions, il sera décidé "une fois pour toutes"de la nature des Indiens et si la conquête était justifiée. Jean Claude Carrière imagine les trois jours de cette controverse en huis clos dans un monastère, et invente l'état d'esprit de deux combattants qui n'ont que les mots pour munitions : quel argument faut il donner en premier ? Faut-il choquer ou faire rire? Faut- il couper la parole à son adversaire pour l'empêcher de prendre l'avantage au risque de froisser l'auditoire? C'est à 95% du dialogue donc c'est assez dynamique, simple à suivre, et en finalement peu de pages on arrive a saisir le contexte de l'époque : le protestantisme se propage, et les détracteurs de la foi catholique pointent du doigt le génocide indien, perpétré au nom d'une religion qui est donc forcément mauvaise. Le livre montre bien quelles sont les armes sans cesse recyclées de l'immobilisme et de l'ordre établi, lorsqu'il assure aux dominants de rester en position de supériorité: des preuves pseudo-objectives et pseudo scientifiques pour justifier le "c'est comme ça, c'est la vie", la diabolisation des victimes, le refus de la complexité et des contradictions inhérentes au monde et à l'être humain, la fausse subversion, tout ça enrobé d'une apparente rigueur, de flegmatisme et d'élégance car se laisser aller à ses émotions et être incapable de faire de belles phrases ça montre forcément qu'on est pas solide et peut être bien qu'on a tort!
Dans un style puissant, concis, parfois clinique mais non dénué de douceur, Toni Morrison décrit méticuleusement le tumulte intérieur d'un frère et d'une soeur, qui, partis loin d'un foyer malheureux - l'un s'est engagé dans l'armée, l'autre a suivi un mari malhonnête, finissent par retrouver la ville de leur enfance. Elle y décortique notamment les effets du stress post traumatique des soldats qui ont connu l'horreur et l'absurdité de la guerre, le sentiment d'étouffement ressenti dans une petite ville enclavée dans laquelle la religion est la quasi seule échappatoire, l'impasse des mariages sans amour ni amitié, la solidarité féminine trans-générationnelle. Le tout sous la forme d'une sorte de fable naturaliste - la quatrième de couverture était très pertinente sur ce point là - dont la chute est aussi affreuse que pleine d'espoir.
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